Une analyse du travail en éducation sous l’angle des normes : le cas de l’activité des éducatrices en service de garde en milieu scolaire

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Publication date
2021Author(s)
Chalifoux, Annie
Subject
NormeAbstract
Cette thèse porte sur l’analyse de l’activité dans le travail des éducatrices en service de garde en milieu scolaire (SGMS). Son objectif général vise à mieux comprendre les rapports complexes qui prennent forme, entre travail prescrit et travail réel, dans l’activité des éducatrices auprès des enfants en SGMS. À travers la problématique, il est constaté que le travail des éducatrices est particulier dans la mesure où il est relativement récent, la formation est limitée par rapport aux autres éducatrices qui travaillent dans les centres de la petite enfance par exemple et les orientations ministérielles sont peu détaillées, ce qui implique un flou dans les compétences à développer. De plus, sur le plan de la recherche, ce qui se passe dans le travail des éducatrices, en fonction des besoins des enfants, du contexte scolaire, des responsabilités qu’elles ont et de la façon dont elles s’en acquittent, n’est pas étudié. Compte tenu de la manière dont les éléments sont posés dans la problématique, le concept le plus approprié pour étudier l’activité dans le travail des éducatrices s’est avéré être le concept de norme.
La norme est définie dans le cadre conceptuel selon les trois caractéristiques suivantes, identifiées par Prairat (2016). La norme est contraignante, c’est-à-dire qu’elle réfère à une obligation d’agir ou du moins à une recommandation. Elle est opératoire, dans la mesure où elle porte les modes de l’action, elle fixe les usages. Elle est également collective, car elle est partagée entre des personnes, elle coordonne en quelque sorte le vivre ensemble. Dans cette étude de l’activité dans le travail, le concept de norme est mobilisé selon deux perspectives. D’abord philosophique, des normes professionnelles ont été définies en fonction des devoirs rattachés à l’activité professionnelle et l’objet de service, la garde éducative des élèves. Ensuite, sociologique, l’analyse de l’activité des éducatrices s’est appuyée sur le concept d’acteurs porteurs d’univers normatifs pluriels qui orientent l’action. Cette perspective est issue des travaux de Bernard Lahire (2005). Ainsi, les normes, celles ancrées dans les univers normatifs portés par les acteurs et les normes professionnelles, ont servi à élaborer le cadre d’analyse de l’activité dans le travail des éducatrices. Pour rendre compte de la dynamique entre les normes dans l’activité, les travaux de Schwartz (2016) ont été mobilisés autour de la renégociation et de la hiérarchisation des normes dans la redéfinition de l’activité par les acteurs dans le travail. Les concepts mis en relation dans ce cadre ont mené à la formulation des trois objectifs spécifiques suivants : identifier les récurrences dans l’activité dans le travail des éducatrices ; définir autour de quelles normes professionnelles se déploie l’activité dans le travail des éducatrices ; décrire ce qui participe à la négociation des normes et à la hiérarchisation de celles-ci dans l’activité des éducatrices.
Cette recherche a une visée descriptive car elle veut rendre explicite, par l’analyse, le passage entre les données de terrain et l’objet de recherche, la norme. La démarche méthodologique est basée sur l’étude de cas, le cas étant l’activité des éducatrices en SGMS. Elle s’est développée à partir de l’observation de l’activité et du sens donné par les acteurs à leur activité. Plus précisément, le déroulement de la collecte des données s’est échelonné de mai 2017 à juin 2018. Elle s’est effectuée en collaboration avec 7 éducatrices travaillant auprès de plus de 140 enfants d’âge préscolaire. Les écoles dans lesquelles les éducatrices travaillaient sont situées en milieu multiethnique et sont classées selon les indices (milieu socioéconomique, IMSE, et seuil de faible revenu, SFR) de défavorisation les plus élevés (9-10). En résumé, la collecte de données s’est déroulée selon la séquence suivante : 9 périodes d’observation non participante sans grille, 1 entretien de groupe semi-directif (séminaire), 7 entretiens téléphoniques individuels, 9 périodes d’observation participante dans les milieux avec grille, suivies d’entrevues individuelles, 2 entretiens de groupe semi-directifs (dont le dernier présente un bilan des échanges). La présente collecte de données s’est inscrite dans un projet de recherche plus large visant l’éveil à la lecture et à l’écriture (ÉLÉ) des enfants d’âge préscolaire qui fréquentent les SGMS. Dans ce cadre, une formation et un accompagnement ont été offerts aux éducatrices pour les soutenir à travers l’animation d’activités ludiques d’ÉLÉ en SGMS et parallèlement, la collecte de données de cette thèse a été organisée.
Les données recueillies ont été analysées en fonction des objectifs spécifiques ciblés. En premier lieu, cherchant à expliquer l’activité des éducatrices, l’analyse des données observées a permis d’identifier des récurrences dans l’activité. En effet, une séquence d’activités suivant le même déroulement dans tous les groupes a été identifiée et une multitude d’autres actions sont répétées et se reproduisent (d’un groupe à l’autre) dans l’activité des éducatrices. Ainsi, les gestes, les paroles et les choix des éducatrices seraient en quelque sorte prévisibles dans la mesure où ils prennent forme selon une certaine organisation de leur activité professionnelle, qui se déploie dans des lieux, ceux de l’école, auprès d’enfants de 4 ans à 6 ans, et en fonction de ce qui doit ou qui convient de faire selon les situations. Cela dit, dès ces premières analyses visant à identifier les récurrences dans l’activité, les résultats présentés permettent de soulever que, même si toutes les éducatrices doivent mener certaines actions, elles agissent différemment par rapport aux prescriptions dans leur travail.
En second lieu, les normes professionnelles (morale, spécifique et éducative) identifiées dans le cadre conceptuel ont permis de définir l’activité. Toutefois, corroborant ce qui a été soulevé dans le premier objectif spécifique, il est constaté que les éducatrices, dans des contextes de travail similaires —réunissant les mêmes prescriptions, types d’élèves et séquences de tâches—, n’agissent pas de la même façon en priorisant certaines dimensions professionnelles plutôt que d’autres dans leur activité. Par exemple, il est remarqué que les gestes et les paroles des éducatrices se répartissent différemment entre les trois dimensions. C’est-à-dire que les actions de certaines éducatrices sont plus fortement axées sur les dimensions morales tandis que les actions d’autres éducatrices portent plutôt sur les dimensions spécifiques ou éducatives. Ces différences dans l’activité au travail semblent dépendre des sensibilités des éducatrices, mais aussi de la force de la prescription portée par certaines normes professionnelles. En effet, la force de la prescription jouerait également un rôle dans le choix des actions menées dans l’activité.
En troisième lieu, les résultats autour de l’objectif visant à décrire la négociation et la hiérarchisation des normes dans l’activité peuvent être regroupés en deux constats. D’abord, la place occupée par les dimensions professionnelles est différente lorsque les éducatrices décrivent leur travail en séminaire et lorsqu’elles le décrivent à la suite d’une période passée avec les enfants en service de garde. En effet, quand les éducatrices décrivent leur travail en séminaire, les trois dimensions normatives semblent équilibrées dans leurs descriptions, alors que, lorsqu’elles rédigent une description de leur activité après avoir vécu une période, certaines composantes sont plus présentes, au détriment des autres. Dit autrement, le poids des normes professionnelles dans le discours des éducatrices est différent lorsqu’elles pensent à leur activité, chaque dimension étant nommée et semblant faire partie de l’activité de manière égale, par rapport à lorsqu’elles viennent d’effectuer une période de travail, où certaines dimensions des normes professionnelles sont plus fortement présentes dans l’activité que d’autres. Pour mieux comprendre les conduites de l’action, un deuxième constat émerge autour de la hiérarchisation des normes dans l’activité. Lorsque les éducatrices s’interrogent sur ce qui explique leurs actions, elles nomment des sources (valeurs, formations, instinct, éducation et expérience) et ces données peuvent être analysées à partir du concept d’acteurs porteurs d’univers normatifs. Ensuite, sous le même objectif, l’analyse des défis a émergé. Elle permet de faire ressortir que les éducatrices reproduisent inconsciemment, lors de l’animation d’activités visant le développement d’habiletés, les actions rattachées aux normes qui prévalent dans les contextes d’enseignement apprentissage en milieu scolaire formel (activités obligatoires, position assise, en silence, etc.). Ainsi, les nombreuses actions menées pour assurer le déroulement des activités dans ces conditions participent à la négociation des normes dans l’activité. Les éducatrices effectuent des tris lorsqu’elles travaillent, et ceux-ci s’expliqueraient en fonction du rapport qu’elles entretiennent face aux normes (celles reposant sur leur univers normatif et celles professionnelles). Enfin, l’analyse des résultats démontre que les normes dans l’activité relèvent de l’École comme institution et que les rapports sociaux en milieux de travail exercent des contraintes dans l’activité.
À titre de conclusion des résultats, un schéma des trois registres de normes émerge, selon lequel l’activité des éducatrices est le lieu de médiation des rapports entre les normes professionnelles, celles dont sont porteurs les acteurs, et celles portées par l’école, établissement et institution située dans le temps et dans l’espace, soit dans une société. Il est important de préciser que les résultats permettent d’avancer que l’activité n’est pas strictement déterminée par les prescriptions, mais par l’acteur qui fait des choix en travaillant. Ce qui explique ces choix pourrait être conceptualisé autour du rapport à la norme des acteurs dans leur activité au travail. Le rapport à la norme pourrait être compris en fonction des registres normatifs (normes professionnelles, univers normatifs, École en tant qu’institution située dans un espace/temps) et il serait influencé par la force de la prescription ainsi que par le collectif d’acteurs en présence.
Finalement, la discussion présente le schéma des registres normatifs issu de l’analyse des résultats dans lequel y sont réparties 8 situations-types caractérisant l’activité des éducatrices en SGMS. Il est constaté que les situations-types se situent près du registre des personnes porteuses d’univers normatifs car ce registre joue fortement dans le choix des actions menées dans le travail des éducatrices auprès des enfants en SGMS. En termes de contribution, cette analyse de l’activité est construite à l’intersection de perspectives sociologique et philosophique auxquelles s’ajoutent une sensibilité ergonomique percevant le travail comme devant s’adapter aux personnes qui l’effectuent. De plus, la norme, qui est au cœur de la vie des humains en groupe, est un concept à approfondir notamment en ce qui a trait aux rapports que les personnes entretiennent avec celle-ci. Les résultats présentent également des retombées sur les plans de la formation et des dimensions professionnelles du travail des éducatrices en SGMS. Des recommandations en matière de formation ainsi qu’au sujet du contexte d’exercice de travail et du mandant des SGMS sont formulées dans la conclusion. Enfin, les rapports complexes dans l’activité ne se situeraient pas strictement entre travail prescrit et travail réel, mais dans le rapport aux normes lorsque les éducatrices font leur travail auprès des enfants à l’école.
Collection
- Moissonnage BAC [4507]
- Éducation – Thèses et essais doctoraux [290]