Analyse du recours à la notion de contrefactualité dans la résolution du problème de la clôture épistémique

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Publication date
2019Author(s)
Carpentier, Sébastien
Subject
DéductionAbstract
Une partie importante de la connaissance scientifique progresse à l’aide de moyens logiques et inférentiels. La déduction est l’un de ces moyens inférentiels fondamentaux pour le progrès de la connaissance en général et de la connaissance scientifique en particulier. Elle permet de tirer les conséquences des propositions que nous croyons. Dans le domaine particulier de l’épistémologie et des sciences, la déduction permet de tirer les conséquences de nos connaissances, à la condition de se doter également du principe de clôture épistémique. Ce principe stipule que si un agent S connaît une proposition p et que S sait que p implique q, alors S connaît ou est en mesure de connaître la proposition q. Autrement dit, par le principe de clôture épistémique, l’agent a accès aux conséquences de ses connaissances. En jumelant ce principe avec l’une des règles fondamentales du raisonnement, soit le modus ponens, on exprime l’inférence déductive et l’on rend un agent épistémique apte à tirer et à connaître les conclusions logiques de ses connaissances.
En épistémologie, par contre, le principe de clôture épistémique a été remis en question il y a quelques décennies par une certaine forme de scepticisme et depuis, il reçoit beaucoup d’attention étant donné l’importance de ce principe, comme en témoigne la littérature épistémologique contemporaine. Plus précisément, la remise en question de la validité du principe de clôture épistémique en épistémologie s’inscrit dans le cadre général de ce que DeRose appelle les arguments sceptiques fondés sur l’ignorance (AI). Une bonne partie du scepticisme étudié dans la littérature classique en épistémologie peut être reformulé sous la forme d’AI où, à partir de notre ignorance de la valeur de vérité de propositions sceptiques plus ou moins globalement sous déterminantes et incompatibles avec les propositions p que l’on défend en général en tant qu’agent épistémique, le sceptique utilise (par modus tollens) le principe de clôture épistémique pour mettre un agent en contradiction avec lui-même lorsqu’il prétend à la K(p). Autrement dit, le sceptique peut utiliser la relation de clôture épistémique pour neutraliser toute prétention à la connaissance, même dans le cas des propositions les plus ordinaires.
Cette menace sceptique est paradoxale, puisque d’un autre côté, il semble que l’on peut toujours développer, à l’intérieur de certaines limites, nos connaissances par déduction et il devient alors capital de résoudre le problème général de la validité du principe de clôture en épistémologie et le problème particulier de l’AI qui y est étroitement lié.
Plusieurs solutions ont été proposées pour résoudre ce problème posé par le principe de clôture en épistémologie et pour résoudre le problème de l’AI qui y est étroitement lié. Plusieurs d’entre elles font appel à la notion de contrefactualité et ont été développées dans le cadre de théories contrefactuelles de la connaissance. De manière générale, la notion de contrefactualité renvoie à des états de choses possibles qui ne sont pas réalisés actuellement, mais qui auraient pu être réalisés sous certaines conditions. Elle permet d’envisager plusieurs conséquences possibles si un évènement se réalisait, c.-à-d. si un fait se produisait.
Pour cette raison, la notion de contrefactualité, aidée de la sémantique des mondes possibles, ont permis à des philosophes tels Robert Nozick, Fred Dretske et David Lewis de répondre à l’AI en se prononçant sur la validité du principe de clôture épistémique. Ces trois auteurs ont été des philosophes marquants en épistémologie contemporaine et ils ont contribué de manière importante au débat sur la clôture épistémique.
Notre recherche porte sur la pertinence, en termes de gains relatifs, du recours à la notion de contrefactualité dans l’analyse du problème de la clôture épistémique. D’emblée, il nous apparaît que cette notion de contrefactualité n’apporte pas de solution satisfaisante, mais engendre plutôt un nombre important de conséquences indésirables qui dépendront de la théorie épistémologique dans laquelle la contrefactualité est interprétée.
Tout d’abord, les théories de la connaissance fondées presque exclusivement sur la notion de contrefactualité, comme chez Nozick et Dretske, nous semblent beaucoup trop exigeantes pour rendre possible et modéliser la connaissance dans le monde actuel comme dans tout monde possible suffisamment similaire au monde actuel. Si tel est le cas, l’invalidation du principe de clôture épistémique de manière générale ne sauverait que très peu de connaissances dans ces mondes et ne constituerait pas une solution satisfaisante pour résoudre le problème de la clôture en épistémologie et celui de l’AI qui en découle, étant donné les conséquences désastreuses engendrées par cette invalidation dans les mondes en question.
Ensuite, la notion de contrefactualité est cohérente théoriquement mais elle est très difficile à articuler avec nos pratiques épistémiques car elle rend la normativité épistémique indépendante de l’évaluateur, c.-à-d. qu’elle reconnaît peu ou pas du tout (selon la théorie épistémologique) la capacité d’un évaluateur à examiner et mesurer les croyances d’un agent afin de déterminer leur statut épistémique. Par conséquent, les théories de la connaissance fondées presque exclusivement sur la notion de contrefactualité semblent rendre l’évaluation de la valeur épistémique des croyances d’un agent presque impossible, sinon impossible, dans le monde actuel comme dans tout monde possible suffisamment similaire au monde actuel.
Notre travail de recherche et notre analyse générale nous permettent de confirmer nos deux hypothèses de recherche. Nous voyons que bien que les trois solutions paradigmatiques proposées au problème de la clôture en épistémologie et de l’AI répondent de manière satisfaisante à l’enjeu lié à la première prémisse de l’AI, c.-à-d. qu’elles rendent possible et permettent d’expliquer de manière satisfaisante notre ignorance de la valeur de vérité des propositions sceptiques plus ou moins globalement sous déterminantes incompatibles avec les propositions que nous défendons en général en tant qu’agent épistémique, les deux solutions proposées par les cadres épistémologiques fondés presque exclusivement sur la notion de contrefactualité, soient les solutions de Nozick et Dretske, échouent à rendre possible et modéliser la connaissance dans le monde actuel comme dans tout monde possible suffisamment similaire au monde actuel, et elles échouent à rendre possible l’évaluation épistémique des croyances d’un agent dans ces mêmes mondes.
Par contre, nous montrons que la solution contextualiste de Lewis réussit à rendre possible et modéliser la connaissance et réussit à rendre possible l’évaluation épistémique des croyances d’un agent dans ces mondes, puisqu’elle contient plusieurs éléments déterminants supplémentaires qui réduisent suffisamment l’influence du facteur contrefactuel dans les exigences épistémiques qui sont engendrées par son cadre épistémologique.
Nous concluons, par conséquent, que la solution contrefactuelle de Lewis l’emporte de manière décisive sur celles de Nozick et Dretske.
Collection
- Moissonnage BAC [4107]
- Lettres et sciences humaines – Mémoires [2378]
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