Le bruit des choses vivantes (l'autobiographie: la création d'un langage. Essai et fiction.)

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Publication date
1991Author(s)
Turcotte, Élise
Abstract
Tout a commencé par une fascination pour la photographie. J'écrivais : «la photographie est un pas à côté de l'art, comme la poésie est un pas franchi au-delà des images. Franchir le pas et voici le ciel découpé en petits tableaux.» Ce que je ne savais pas, c'est que j'énonçais là la forme de mon roman à venir: le ciel découpé en petits tableaux. Je ne le savais pas, parce que c'était bien avant que l'idée du roman, le projet, ne m'effleure l'esprit. Je dis projet, je ne dis pas désir, car le désir, lui, était là, il signait mon autoportrait à venir. Mais dans le désir, il y a peur, et c'est cette peur qui m'a poussée à réfléchir sur certaines questions, plus spécifiquement sur les liens qu'entretient la vie avec l'écriture. Donc, au début, une fascination pour la photographie, d'où est venue nécessairement ma curiosité pour les autoportraits. Puis, cette idée toute simple que la poésie, comme toute écriture, est en quelque sorte un autoportrait que l'on trace: elle figure la langue dans un état qui n'appartient qu’à moi (le style...et quelque chose de plus), elle me montre en train d'advenir, d'apparaître dans le texte (moi, une autre moi) comme le lecteur y apparaîtra plus tard, faisant lui aussi son propre autoportrait en me lisant. La question de la signature, comme celle du sujet qui écrit et qui lit, était déjà posée. Il y avait surtout (il y a encore), derrière ces préoccupations «littéraires», la grande question que l'on se pose tous : que faisons-nous sur la terre? Pour moi, elle se pose bien sûr dans ce contexte très particulier : l'écriture, le langage, la tentation romanesque à l'intérieur de ma vie. C'est donc tout naturellement à partir de cette tentation que je me suis mise à m'interroger sur les traces autobiographiques dans l'écriture. Voici donc une première question : ce qui s'écrit, se trame, se dessine sur la carte d'une vie, la façon dont on dispose les fleurs dans un vase, dont on habille nos enfants, les lettres qu'on envoie, les photographies qu'on épingle sur le mur, le langage qu'on traverse et qui nous traverse quand on écrit, etc., tout cela ne constitue-t-il pas autant d'autoportraits, autant de morceaux pour le puzzle autobiographique que nous fabriquons simplement en vivant? C'est en ce sens que la question de l'autobiographie me fascine. Parce que chaque petit geste peut suffire à créer une surface sur laquelle on signe son nom, avec le doute nécessaire et cette volonté de laisser quelque chose de soi, derrière soi. Pour certaines personnes, ce désir peut aller jusqu'à l'organisation totale: on transcrit tout de sa vie, minutieusement, jusqu'au moindre petit détail, on collectionne le sable des voyages, on fait des listes, des séries, l'inventaire de tout ce qui compose notre existence. C'est à ce moment-là qu'on peut parler d'un espace autobiographique, quand il y a une forme d'intention derrière tout cela, qu'elle soit claire ou non, qu'elle soit entendue ou non. On est alors poussé par ce besoin de «transformer le cours de sa propre existence en une série d'objets sauvés de la dispersion» (1). Ces objets deviennent objets d'art, livres, records du monde si on le désire et si on pose sa signature sur une de ces surfaces. C'est ainsi que je rêve souvent de me retrouver devant cette formidable nomenclature, ce catalogue extraordinaire que serait l'addition de tout ce qui fait partie de l'existence de chaque être humain sur la terre. Imaginez... Heureusement, tout de même, l'autobiographie est bien plus une affaire de combinaison qu'une histoire d'addition; heureusement les grains de sable ne s'additionnent pas. Et heureusement, enfin, il y a des livres orchestrés pour faire parler la mémoire, le corps, les objets, l'émotion, la pensée, enfin tout ce qui fait partie de la «surface romanesque de la vie» (Roland Barthes).